Tout ça pour qui ?

 

Lorsque nous jetons un œil aux rénovations urbaines que nous concocte la mairie sur la place Saint Bruno, on peut se dire que ce n’est pas grand-chose. Dans l’agenda municipal, on pousse d’ailleurs à effectuer les mesures qui fâchent en début de mandat, pour se concentrer ensuite les deux dernières années sur le cadre de vie (parcs, embellissement de la ville, …). Dans le discours, cela se traduit par un vocabulaire positif, consensuel, peu effrayant, mettant l’accent sur des sortes d’évidences partagées. On est au cœur de la méthode douce qui consiste à tendre progressivement à des transformations urbaines lourdes de conséquences, sans se soucier par ailleurs d’en expliciter les tenants et aboutissants. La rénovation urbaine recompose, ordonne, clarifie les espaces et leurs usages, caressant dans le sens du poil commun, dissimulant la finalité d’un quartier populaire réaménagé : déplacements des populations, casse des liens sociaux, négation d’une mémoire, de l’identité d’un lieu, d’un quartier, et des formes de résistance qui s’y créent. On nous parle de voies en impasse, d’importance de l’espace destiné aux parkings, de regroupements de jeunes aux pratiques délinquantes, ou encore d’esthétique ; dans un langage architectural, un diagnostic froid et vertical qui ne perçoit finalement rien des réalités vécues. Les « solutions » proposées sont bien loin des aspirations réelles de la diversité et complexité des populations en place. Alors oui, c’est pas trois blocs blancs sur lequel tu peux t’asseoir tout seul, et 4 places de camions en moins au cœur de notre quartier qui va bouleverser nos vies pour le moment, mais déroulons un peu le fil des transformations à venir…

Ces transformations ont un impact direct sur les usages du square St Bruno, sur ce qu’il représente symboliquement et sur la manière dont il est pratiqué par les habitant.es. Le square est un lieu de repos. Les nombreuses personnes qui y viennent le font majoritairement pour se divertir, discuter entre amis, faire la sieste, jouer aux boules ou amener les enfants à la dragonne. On remarque que les personnes qui se déplacent sans intention de s’arrêter ne traversent pas le square mais passent sur le trottoir à l’extérieur des barrières. Cet aménagement crée un îlot de tranquillité dans un quartier très animé, juste à coté d’un marché quotidien ! Les transformations annoncées par la mairie, vont majoritairement à l’encontre des usages actuels. L’ouverture massive à l’est, du coté du marché, encourage les passants à traverser le square.  L’ouverture et l’aplatissement du coté de la rue Abbé Grégoire participe également à transformer cet espace en parvis ou esplanade. Nous passons doucement d’un lieu de repos et de convivialité à un lieu de passage, à un carrefour piéton, comparable aux places de l’hyper-centre comme l’actuelle place Victor Hugo. Sur ces places lisses, ouvertes et bien souvent piétonnisées, le constat est souvent le même, on y passe, on les traverse mais on ne s’y arrête que très peu : on ne se les approprie pas. Le soulagement de pouvoir laisser les enfants jouer sans surveillance, le repos et la vie qui se créent sous nos immeubles, sont des éléments fragiles que l’utilitarisme et l’impatience du mouvement contemporain ont vite fait de mettre en péril. St Bruno est une place que l’on habite, où la rue participe à créer la vie sociale du quartier. Cela fait sans aucun doute partie des raisons pour lesquelles beaucoup de gens s’obstinent à vouloir continuer d’y vivre, bien que l’arrivée massive de cadres et professions supérieures ait augmenté considérablement le prix des loyers au cours de cette dernière décennie.

L’aménagement proposé aujourd’hui est mineur. Mais au risque d’être catalogués comme d’éternel.les mécontent.es, nous allons tout de même expliquer en quoi il est une fausse bonne idée. Après maintes et maintes réunions publiques, déclarations, et petit projets, ce n’est plus un secret que la mairie de Grenoble compte transformer le quartier St.e Bruno.elle. Elle déroule sa planification urbaine par une quantité de petits projets inoffensifs, allant pourtant bel et bien dans le sens d’un objectif à plusieurs années. Nous ne croyons pas en l’absence de vision à long terme des élu.es et technicien.nes, bien qu’ils ne nous en disent rien. Nous tentons d’analyser, de notre regard, ce que nous croyons lire de cette vision à plus long terme. Le plus évident, semble t-il, est de nous préparer à la refonte du marché. En effet, l’axe est – ouest qui va traverser le square donne sur une allée perpendiculaire à ce dernier. Il y a fort à parier que cette transformation de la place introduise le projet type proposé il y a quelques années, qui consistait à créer deux grandes allées nord-sud et est-ouest traversantes, afin d’aller progressivement vers une une réduction du nombre de commerçants et une plus grande part accordée à l’alimentaire. Pourquoi faire, si ce n’est mettre peu à peu des épines dans le pied de ce marché connu pour ses bonnes affaires, ses prix peu élevés, et ainsi transformer la population qui le fréquente. Par ailleurs, ces aménagements mènent vers un espace de plus en plus panoptique, dans une lourde ambiance sécuritaire d’auto-contrôle entre voisin.es et habitant.es du même quartier, ceci sous la camera de surveillance qui veille et surplombe les moindres faits et gestes.

Retirer l’intimité d’une place abritant la vie sociale de ses habitant.es par toujours plus de « sécurité passive » participe à la guerre contre les pauvres. Les urbanistes et géographes savent pertinemment qu’un espace urbain conditionne les pratiques qu’il abrite et les usages qui en sont fait. Ce projet et les suivants permettront sur plusieurs années un dégoulinement du centre ville sur le quartier St Bruno. Le centre ville, aujourd’hui plus pensé pour l’individu.e consommateur.rice que dans une volonté de créer des espaces conviviaux, populaires, permettant plus, de débrouille, de vie et de rencontres dans nos rues.

De l’Estacade à l’estocade

Saint-Bruno est peuplé. Tous ceux qui passent ici le savent. Saint-Bruno est peuplé de toutes celles et ceux habitent ses rues, s’y arrêtent, y discutent, traînent aux terrasses des cafés, se reposent et jouent dans les parcs. Saint-Bruno est peuplé de rires, d’engueulades, de sifflets, des cris du marché, des odeurs de poulets rôtis et de mahjouba. Saint-Bruno est peuplé de langues et de saveurs qui viennent des quatre coins du monde. Saint-Bruno est peuplé d’amitiés, de coups de main, de débrouille. Saint-Bruno est peuplé de différents mondes qui cohabitent, et parfois coopèrent ou s’entrechoquent.

Mais depuis 30 ans que la désindustrialisation du quartier a été achevée, une lame de fond vient bouleverser ces manières de l’habiter, attaque ces liens et les usages communs de la rue. Et pousse les plus démunis à plier bagages. Silencieusement et brutalement. Pourquoi s’encombrer de pauvres quand les usines ont été transformées en centre d’Art Contemporain ou en atelier éphémère de Street Art?

Cette opération de « reconquête », comme disent les urbanistes, a été menée en plusieurs temps. Il y eut d’abord la sordide Europole avec ses
zombies en costard et ses rues désertes qui glacent le sang. Le maire de l’époque, Alain Carignon, maître d’œuvre de cet enfer ne cachait pas sa volonté de remplacer les populations immigrées du quartier par une armada de cadres et d’ingénieurs dynamiques. Puis vint Bouchayer-Viallet et ses usines muséifiées par l’Art, la Culture et le Divertissement, ses kilomètres carrés de bureau laissés vides, ses cabinets d’architectes et de créatifs en tous genres. Sur le papier ça paraît un peu plus coloré qu’ Europole, mais si vous avez le courage d’y mettre les pieds en dehors des heures de migration des fêtards, seul un sentiment peut vous étreindre, le vide. Tout cela fut bien sûr accompagné de tout un ensemble d’opérations immobilières de démolitions et de constructions de résidences « de standing » menées par des promoteurs aux dents longues (BNP Paribas, Eiffage…), principalement dans les deux quartiers précédemment cités, mai aussi au sud de la rue Nicolas Chorier. Constructions qui ont amplement contribué à l’augmentation continue des loyers dans le quartier. Et nous voilà donc bel et bien cernés.

Aujourd’hui, ce processus de dépeuplement et de privatisation du quartier continue. L’objectif poursuivi est de plus en plus clair : que
Saint-Bruno devienne un quartier de l’hypercentre, que la continuité métropolitaine avec la presqu’île scientifique et Bouchayer-Viallet soit
achevée. Que Saint-Bruno deviennent une pièce de la Métropole signifie le vider de sa vie, réduire peu à peu l’usage de ses rues, de ses places, à de froids rapports de consommation. Mais aussi faire disparaître les formes d’occupations et d’appropriations populaires de l’espace qui y subsistent, fluidifier la circulation et le soumettre aux injonctions de l’urbanisme sécuritaire dont le quartier Europole et le square des Fusillés constituent des exemples édifiants.

Actuellement deux projets s’inscrivent dans cette logique. D’une part la construction de 300 logements inaccessibles aux revenus modestes, à la
place des anciennes usines ARaymond, va parachever la colonisation de cet ancien faubourg ouvrier par les classes supérieures. On voit déjà
les prix dans les supérettes s’envoler, les magasins et les cafés branchés se multiplier. 300 logements (plus de 600 personnes) ce n’est
pas seulement des milliers de tonnes de béton en plus dans le quartier, mais également des écoles en sureffectifs, ainsi qu’une saturation de la
circulation automobile et des possibilités de stationnement. Le stationnement payant nous sera imposé comme une nécessité, nous contraignant à payer toujours plus le droit d’habiter ici. D’autre part le cœur du Saint-Bruno populaire, la place et son marché, est également visé. Ce marché emblématique du quartier, sa convivialité, la diversité de ses produits, ses prix accessibles à tous, ainsi que la vitalité de la vie commerçante maghrébine, font de Saint-Bruno un haut lieu de rencontre et de brassage de personnes venues de toutes la ville. Ainsi qu’un lieu d’accueil et d’entraide pour les immigrés qui arrivent à Grenoble. On y trouve des plans boulots, des tuyaux pour se loger, des lieux où nouer des relations. Mais aujourd’hui, nous entendons parler de façon de plus en plus insistante de dynamisation du marché et de piétonnisation de la place. Et nous savons ce qui ce s’ avance derrière ces mots positifs mais trompeurs. Il s’agit de faire un grand ménage, de normaliser le joyeux bordel qu’est le marché de Saint-Bruno. Opérer un tri entre les exposants en arguant de la qualité des produits, faire « monter en gamme » le marché. C’est à dire s’attaquer brutalement à son esprit. L’augmentation des prix étant un dispositif sûr pour mettre en place une sélection sociale implacable. Enfin nous ne pouvons que nous inquiéter de ce qu’une telle normalisation opérerait comme fragilisation de la vie maghrébine du quartier, qui est déjà régulièrement mise sous pression par les descentes de CRS et les discours puants sur le « manque de mixité sociale ». Qu’ils aillent s’occuper de la mixité sociale place Grenette !

Et pourtant, face à ces attaques de la métropole de timides et insuffisantes formes de résistances s’esquissent. Des recours administratifs et judiciaires en vue de bloquer ou d’amender les projets d’aménagement, aux formes d’appropriation hors cadres de la rue par des initiatives comme la cantine populaire, de ses murs par la poésie absurde des tagueurs de Saint-Bru. Nous sentons bien qu’existe dans ce quartier tout un tissu de liens et de lieux qui sont attachés à ses manières d’être peuplé, qu’isolément nous nous inquiétons de sa mise au pas économique dans nos cercles d’amis, de collègues, de camarades. Pour mieux appréhender ce qui nous arrive et tenter de trouver des façons d’y
répondre collectivement, nous aimerions proposer un moment de discussion pour mettre en partage nos perceptions, nos analyses, et s’il y en a, des idées combatives pour résister à la métropolisation et imaginer des outils communs.