Saint-Bruno est peuplé. Tous ceux qui passent ici le savent. Saint-Bruno est peuplé de toutes celles et ceux habitent ses rues, s’y arrêtent, y discutent, traînent aux terrasses des cafés, se reposent et jouent dans les parcs. Saint-Bruno est peuplé de rires, d’engueulades, de sifflets, des cris du marché, des odeurs de poulets rôtis et de mahjouba. Saint-Bruno est peuplé de langues et de saveurs qui viennent des quatre coins du monde. Saint-Bruno est peuplé d’amitiés, de coups de main, de débrouille. Saint-Bruno est peuplé de différents mondes qui cohabitent, et parfois coopèrent ou s’entrechoquent.
Mais depuis 30 ans que la désindustrialisation du quartier a été achevée, une lame de fond vient bouleverser ces manières de l’habiter, attaque ces liens et les usages communs de la rue. Et pousse les plus démunis à plier bagages. Silencieusement et brutalement. Pourquoi s’encombrer de pauvres quand les usines ont été transformées en centre d’Art Contemporain ou en atelier éphémère de Street Art?
Cette opération de « reconquête », comme disent les urbanistes, a été menée en plusieurs temps. Il y eut d’abord la sordide Europole avec ses
zombies en costard et ses rues désertes qui glacent le sang. Le maire de l’époque, Alain Carignon, maître d’œuvre de cet enfer ne cachait pas sa volonté de remplacer les populations immigrées du quartier par une armada de cadres et d’ingénieurs dynamiques. Puis vint Bouchayer-Viallet et ses usines muséifiées par l’Art, la Culture et le Divertissement, ses kilomètres carrés de bureau laissés vides, ses cabinets d’architectes et de créatifs en tous genres. Sur le papier ça paraît un peu plus coloré qu’ Europole, mais si vous avez le courage d’y mettre les pieds en dehors des heures de migration des fêtards, seul un sentiment peut vous étreindre, le vide. Tout cela fut bien sûr accompagné de tout un ensemble d’opérations immobilières de démolitions et de constructions de résidences « de standing » menées par des promoteurs aux dents longues (BNP Paribas, Eiffage…), principalement dans les deux quartiers précédemment cités, mai aussi au sud de la rue Nicolas Chorier. Constructions qui ont amplement contribué à l’augmentation continue des loyers dans le quartier. Et nous voilà donc bel et bien cernés.
Aujourd’hui, ce processus de dépeuplement et de privatisation du quartier continue. L’objectif poursuivi est de plus en plus clair : que
Saint-Bruno devienne un quartier de l’hypercentre, que la continuité métropolitaine avec la presqu’île scientifique et Bouchayer-Viallet soit
achevée. Que Saint-Bruno deviennent une pièce de la Métropole signifie le vider de sa vie, réduire peu à peu l’usage de ses rues, de ses places, à de froids rapports de consommation. Mais aussi faire disparaître les formes d’occupations et d’appropriations populaires de l’espace qui y subsistent, fluidifier la circulation et le soumettre aux injonctions de l’urbanisme sécuritaire dont le quartier Europole et le square des Fusillés constituent des exemples édifiants.
Actuellement deux projets s’inscrivent dans cette logique. D’une part la construction de 300 logements inaccessibles aux revenus modestes, à la
place des anciennes usines ARaymond, va parachever la colonisation de cet ancien faubourg ouvrier par les classes supérieures. On voit déjà
les prix dans les supérettes s’envoler, les magasins et les cafés branchés se multiplier. 300 logements (plus de 600 personnes) ce n’est
pas seulement des milliers de tonnes de béton en plus dans le quartier, mais également des écoles en sureffectifs, ainsi qu’une saturation de la
circulation automobile et des possibilités de stationnement. Le stationnement payant nous sera imposé comme une nécessité, nous contraignant à payer toujours plus le droit d’habiter ici. D’autre part le cœur du Saint-Bruno populaire, la place et son marché, est également visé. Ce marché emblématique du quartier, sa convivialité, la diversité de ses produits, ses prix accessibles à tous, ainsi que la vitalité de la vie commerçante maghrébine, font de Saint-Bruno un haut lieu de rencontre et de brassage de personnes venues de toutes la ville. Ainsi qu’un lieu d’accueil et d’entraide pour les immigrés qui arrivent à Grenoble. On y trouve des plans boulots, des tuyaux pour se loger, des lieux où nouer des relations. Mais aujourd’hui, nous entendons parler de façon de plus en plus insistante de dynamisation du marché et de piétonnisation de la place. Et nous savons ce qui ce s’ avance derrière ces mots positifs mais trompeurs. Il s’agit de faire un grand ménage, de normaliser le joyeux bordel qu’est le marché de Saint-Bruno. Opérer un tri entre les exposants en arguant de la qualité des produits, faire « monter en gamme » le marché. C’est à dire s’attaquer brutalement à son esprit. L’augmentation des prix étant un dispositif sûr pour mettre en place une sélection sociale implacable. Enfin nous ne pouvons que nous inquiéter de ce qu’une telle normalisation opérerait comme fragilisation de la vie maghrébine du quartier, qui est déjà régulièrement mise sous pression par les descentes de CRS et les discours puants sur le « manque de mixité sociale ». Qu’ils aillent s’occuper de la mixité sociale place Grenette !
Et pourtant, face à ces attaques de la métropole de timides et insuffisantes formes de résistances s’esquissent. Des recours administratifs et judiciaires en vue de bloquer ou d’amender les projets d’aménagement, aux formes d’appropriation hors cadres de la rue par des initiatives comme la cantine populaire, de ses murs par la poésie absurde des tagueurs de Saint-Bru. Nous sentons bien qu’existe dans ce quartier tout un tissu de liens et de lieux qui sont attachés à ses manières d’être peuplé, qu’isolément nous nous inquiétons de sa mise au pas économique dans nos cercles d’amis, de collègues, de camarades. Pour mieux appréhender ce qui nous arrive et tenter de trouver des façons d’y
répondre collectivement, nous aimerions proposer un moment de discussion pour mettre en partage nos perceptions, nos analyses, et s’il y en a, des idées combatives pour résister à la métropolisation et imaginer des outils communs.